Guerre en Ukraine : la lutte pour le contrôle du réseau informatique et son impact sur les civils

Résumé

Le cyberespace se définit comme un espace d’information créé par l’interconnexion globale des systèmes d’informations et de communications. Il s’appuie sur un grand nombre d’infrastructures et de matériels. Ces infrastructures, bien plus qu’un simple support physique à l’Internet, constituent un véritable enjeu de pouvoir pour les États. L’Ukraine, comme la fédération de Russie, ont bien compris l’importance des infrastructures numériques, et les deux États ont mis en place des politiques pour favoriser le développement des infrastructures numériques et pour assurer le contrôle de l’État sur celles-ci.

Dans le conflit entre la fédération de Russie et l’Ukraine, le réseau fait l’objet d’une véritable lutte pour son contrôle. Cette lutte commença dès 2014 en Crimée et dans le Donbass, et les opérations d’influence numériques sont tout aussi importantes dans les nouveaux territoires que les forces russes occupent dans le cadre de la guerre en cours en 2022.

Comprendre ces politiques conflictuelles est primordial pour pouvoir en documenter les impacts sur les populations civiles qui sont au milieu de ce conflit. Les impacts sont nombreux, ils vont de la destruction des infrastructures qui impacte en lui-même la vie des personnes, au contrôle de l’information en passant par la censure.

Table des matières

Introduction

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la fédération de Russie en février 2022, le CyberPeace Institute a répertorié les cyberattaques et opérations cyber visant les civils relatives au conflit armé en Ukraine et a traqué les impacts subis par les civils afin de mieux protéger les communautés vulnérables. Depuis 2014 et le premier conflit relatif à l’annexion de la Crimée, une politique de russification des réseaux voit le jour et connaît un second souffle suite à l’invasion de l’Ukraine en Février 2022. Dans cet article, le CyberPeace Institute explore comment cette politique d’influence numérique a un impact sur les populations civiles.

Le cyberespace se construit sur une couche d’infrastructures composée de câbles, matériel électronique (router, switch etc.) et serveurs (physiques et virtuels). Ces infrastructures physiques sont soumises aux contraintes géographique et géopolitique. Elles sont une composante essentielle d’internet qui se définit comme l’interconnexion mondiale de l’ensemble des systèmes d’informations qui permet à des réseaux informatiques de différente nature de communiquer efficacement entre eux au moyen d’un protocole de communication commun.

Avec l’ouverture d’un conflit ouvert entre la fédération de Russie et l’Ukraine, les infrastructures deviennent des cibles militaires mais aussi l’objet d’ambitions et de politiques territoriales destinées à contrôler les réseaux locaux et donc d’une partie d’internet.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons :

  • aux contextes géopolitique de la construction des réseaux impliqués,
  • aux valeurs et aux politiques sur lesquelles s’appuient les réseaux ukrainien et russe,
  • à la confrontation des politiques numériques des deux États dans le cadre du conflit et à la mise en place par la Russie d’une politique de russification du réseau.

Nous observerons ensuite les conséquences de ces phénomènes sur la population civile, à travers la destruction des infrastructures, la censure massive, les opérations de contrôle du réseau et le système de surveillance mis en place. Nous évoquerons aussi les risques plus globaux qui constituent autant de menaces contre la stabilité dans le cyberespace.

Le conflit russo-ukrainien à travers le réseau

Les réseaux Internet russe et ukrainien sont le produit d’un contexte historique et de représentations géopolitiques qui se reflètent dans leur architecture et permettent de comprendre comment leur ciblage (attaques, manipulations), dans le contexte du conflit russo-ukrainien, peut affecter les populations civiles.

Le Runet, un réseau territorialisé

Le Runet, contraction de Russian Internet, est l’appellation courante en Russie du cyberespace russophone, dont la définition reste cependant encore assez floue. Historiquement, le Runet est l’héritier du réseau informatique en Union Soviétique, dont la mise en place s’est révélée lente et complexe.

Au cours des dernières années de l’Union Soviétique, et après la chute de celle-ci, ce réseau a connu une croissance rapide et désordonnée. On assiste alors à l’émergence de nombreux réseaux, de dimension très variable, à l’initiative de multiples acteurs (entreprises, universités, administrations, etc.). L’enjeu est alors de répondre à une demande grandissante, conduisant à la multiplication de ces Systèmes Autonomes (AS), qui perdurent encore aujourd’hui. Ces réseaux sont dits autonomes car ils décident de leur propre politique de routage interne des données mais aussi des accords de routage externe avec leurs pairs pour faire voyager les paquets de données à travers l’Internet mondial. Il existe par exemple toujours plus de 10 000 Fournisseurs d’Accès Internet (FAI) en Russie[1]Jacques, L (2019.Février.13), Russie : tout pour garder le ctrl du Net, disponible à: https://www.liberation.fr/planete/2019/02/13/russie-tout-pour-garder-le-ctrl-du-net_1709211/  [Accédé le … Continue reading.

L’héritage soviétique est également caractérisé par l’isolement du réseau russe au début des années 90. La connexion avec l’extérieur est alors rendue possible par les liens entre Leningrad et Helsinki, qui distribuent ensuite le signal dans le monde entier. C’est l’ouverture de la Dorsale Transit-Europe-Asie (TEA) en 2006, qui permet à la Russie de briser son isolement. Or cet isolement avait favorisé l’émergence d’une représentation sous-jacente d’une portion russe du cyberespace, avec ses propres caractéristiques. Le Runet devient alors une zone spécifique de l’Internet, avec ses propres pratiques, ses propres applications mais aussi tout un imaginaire propre au contrôle informatique, au piratage et à la criminalité[2]Bertran, Marie-Gabrielle. (2017). Le « Runet » : enjeux et représentations. Autre caractéristique fondamentale du Runet : la pratique de la langue russe par ses utilisateurs.

Dans un premier temps, le cyberespace est alors perçu et pensé par les autorités russes comme un espace informationnel portant un enjeu culturel. Internet est un média comme un autre dont il faut réguler les contenus et qu’il faut utiliser pour promouvoir la langue et la culture russes. Ce qui est particulièrement visible via les outils particuliers comme Yandex, équivalent russe de Google, ou VKontakte, équivalent de Facebook, dont la principale différence avec leurs équivalents occidentaux est la langue Russe.

C’est plus récemment que Moscou affirme sa volonté d’organiser le Runet pour le rendre le plus autonome possible de l’Internet mondial et asseoir le contrôle du gouvernement sur celui-ci. Cette volonté politique est bâtie sur l’isolement relatif du réseau et aboutit à des actions d’ampleur comme la renationalisation des réseaux de données en 2010. L’autonomie du réseau russe a pour objectif la mise en place d’un espace sécurisé, pour l’État mais aussi pour les citoyens de Russie. Cette obsession de la sécurité naît en Russie à la suite des révélations de Snowden sur l’espionnage organisé par les Etats-Unis d’Amérique. A nouveau, des politiques publiques sont mises en place comme l’obligation en 2015 d’héberger les données des citoyens russes en Russie pour les plateformes numériques étrangères.

Pour le chercheur Julien Nocetti, spécialiste du cyberespace, dans une interview avec Le Monde, « la volonté de Moscou rappelle l’approche chinoise : il ne s’agit plus seulement de contrôler les contenus, mais aussi de maîtriser tous les services numériques (moteurs de recherche, réseaux sociaux, plateformes de vidéo…) et l’ossature du cyberespace russe – protocoles techniques, routeurs, etc.[3]Nocetti, J. Fagot, V and Piquard, A. (2022.April.28), la guerre en Ukraine renforce la fragmentation du web. Le Monde, disponible à : … Continue reading» La Russie affirme donc l’indépendance de son réseau et le contrôle du gouvernement sur celui-ci.

Tout, dans le Runet, est déjà pensé comme un territoire du cyberespace qui se superposerait à un territoire physique qui correspondrait plus ou moins à celui de la Russie : usage de la langue Russe, législation particulière, etc. Les récentes lois et les volontés politiques poussent toujours davantage les autorités russes à s’accaparer le réseau. Kevin Limonier, Directeur Adjoint de GEODE[4]Le centre GEODE – Géopolitique de la Datasphère (geode.science), spécialiste du monde post-soviétique et du cyberespace, appuie cette idée en suggérant que « les spécificités du Runet sont alors devenues un instrument au service de la politique internationale du Kremlin, qui a fait de l’espace numérique un lieu de projection de ses ambitions de puissance »[5]Limonier, K. (2017.Août), Internet russe, l’exception qui vient de loin. Le Monde diplomatique, disponible à : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/LIMONIER/57798 [Accédé le 03 Août 2022]. Il s’agit donc d’un territoire qui a vocation à intégrer de nouveaux espaces, d’autant plus que le réseau développé en Union Soviétique déborde des frontières de l’actuelle fédération.

Le réseau ukrainien, petit frère indocile du Runet

Le réseau ukrainien, issu de l’ancien réseau soviétique, a fait l’objet d’une attention particulière, ces dernières années. L’Etat a souhaité faire du numérique un des piliers de son développement. Cette politique a pu s’appuyer, comme en Russie, sur de multiples acteurs et autant de réseaux. Comme en Russie, il en résulte la présence d’un grand nombre d’AS.

Aujourd’hui, l’Ukraine est l’un des États qui a poussé le plus loin l’intégration du numérique, avec par exemple la mise en place de pièces d’identité totalement numérisées. Les acteurs continuent de jouer un rôle primordial dans l’existence du réseau actuel, des plus imposants comme Ukrtelecom, qui maintiennent le réseau malgré le conflit, aux startups comme Ajax qui ont développé une application servant à alerter sur les attaques aériennes : Air Alert. Le gouvernement ukrainien semble vouloir pousser encore plus loin ses capacités. La numérisation étatique est à l’ordre du jour, comme en témoignent les déclarations de Mykhailo Fedorov, vice Premier ministre, ministre de la transformation numérique et membre du Conseil de défense et sécurité nationale d’Ukraine, qui souhaite voir l’Ukraine devenir l’« État le plus numérique du monde »[6]Mavris, G. (2022.Juillet.05), Un plan Marshall numérique pour l’Ukraine. SwissInfo, disponible à : https://www.swissinfo.ch/fre/un-plan-marshall-num%C3%A9rique-pour-l-ukraine/47728348 [Accédé … Continue reading, déclaration qui se traduit par la mise en place d’outils comme l’identité numérique depuis deux ans. Utilisée par des millions d’ukrainiens, cette identité numérique regroupe des fonctions propres à une carte d’identité, à un passeport, aux assurances et aux remboursements liés à la santé ou encore l’état de la vaccination.

A bien des égards, le réseau ukrainien est un reflet de la position géopolitique de l’Ukraine. Ses AS sont d’une importance mineure, et l’Ukraine apparaît relativement éloignée des AS majeurs à l’échelle du monde. Seulement quelques AS ont une place centrale dans la connexion de l’Ukraine avec le reste de l’Internet mondial[7]Douzet, F., Pétiniaud, L., Salamatian, L., Limonier, K., Alchus, T. & Salamatian, K. (2020). Measuring the Fragmentation of the Internet : The Case of the Border Gateway Protocol (BGP) During … Continue reading. Son réseau reste fortement connecté au réseau russe de par leur développement commun au sein de l’URSS (voir le schéma 1).

Schéma 1
Les chemins reliant l’Ukraine à l’Internet global en Juin 2019

Source: Douzet, F., Pétiniaud, L., Salamatian, L., Limonier, K., Alchus, T. & Salamatian, K. (2020). Measuring the Fragmentation of the Internet : The Case of the Border Gateway Protocol (BGP) During the Ukrainian Crisis. Cycon 2020.

Ce schéma montre la situation globale du réseau ukrainien et les chemins menant à l’Internet global. En premier lieu les AS majeurs qui se situent en dehors de l’Ukraine pour la plupart. En second lieu, les deux voies de sorties pour le réseau ukrainien. L’une représentée en rose se fait via des AS russes, qui représentent 40% des voisins des AS ukrainiens. L’autre en bleu, via les pays européens, voisins géographiques qui occupent également une place importante. Notamment la Pologne, la Bulgarie, mais aussi la Grande Bretagne ou les Pays-Bas[8]Douzet, F., Pétiniaud, L., Salamatian, L., Limonier, K., Alchus, T. & Salamatian, K. (2020). Measuring the Fragmentation of the Internet : The Case of the Border Gateway Protocol (BGP) During … Continue reading. Enfin, une troisième voie, un lien direct avec un AS américain ‘Hurricane Electric’ qui existe depuis 2019. Ce lien témoigne des stratégies mises en place par les américains pour contrer l’influence numérique russe  en Ukraine.

Dans le cadre de la guerre en Ukraine, les capacités numériques ukrainiennes ont montré une grande résilience grâce aux nombreux acteurs et à leur forte mobilisation, les plus importants – Kyivstar, Vodafone Ukraine et Lifecell – ayant mis en œuvre le partage de leurs réseaux et de leurs personnels. Toujours dans une logique de résilience, des mesures visant à réduire les effets des coupures d’électricité ont été mises en place. De plus, les interconnexions de l’Ukraine avec plusieurs de ses voisins européens, Pologne et Roumanie notamment, ont permis de réorienter le trafic au gré des coupures liées au conflit[9]Pinaud,O. (2022.Mars.14), Guerre en Ukraine : les télécoms, des infrastructures capitales pour la résistance du pays. Le Monde, disponible à : … Continue reading.

On l’a dit, les liens entre les deux réseaux sont nombreux, qui tiennent à leur historique de développement commun. Cet héritage historique aboutit à des similarités dans l’architecture des réseaux qui reflètent la volonté d’indépendance, le grand nombre d’acteurs privés et de systèmes autonomes et un engagement des pouvoirs publics pour défendre une vision du réseau national. Aujourd’hui, les deux réseaux sont partie intégrante du conflit opposant les deux États. En effet, pour l’Ukraine, il s’agit d’une tentative de résistance à une politique d’influence et de rattachement numérique ou russification qui a pour but d’intégrer les réseaux ukrainiens au Runet et donc au pouvoir de Moscou.

De 2014 à 2022, conflit et prise de contrôle du réseau

La Crimée

En 2014, la fédération de Russie rattache la péninsule de Crimée à son territoire à la suite d’opérations militaires. Cet événement marque le début d’un premier conflit entre l’Ukraine et la fédération de Russie.

Lorsque l’invasion est lancée, la Crimée est alors un territoire où la connexion internet est particulièrement faible et dont le réseau est fortement lié à l’Ukraine et à la Russie. Cela n’empêche pas les soldats de prendre rapidement le contrôle des chaînes de télévision mais aussi des points d’échanges Internet de la péninsule. Malgré tout, la prise de contrôle du réseau criméen par la fédération de Russie se fait sur le long terme, sans doute pour éviter une déconnexion trop brutale pour la population et les entreprises. Il faut ainsi trois ans pour que la Russie mette en place deux câbles Internet qui la connectent à la Crimée.

C’est alors Miranda-Media, un FAI fortement lié à l’État Russe[10]Burges, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.com/story/ukraine-russia-internet-takeover/ [Accédé le 03 Août 2022], qui assure la connexion sur le territoire. Dès lors, le reroutage de la donnée est complet et le réseau est alors complètement intégré à celui de la Russie (voir le schéma 2). Ce détournement aura des impacts importants sur la capacité de la Russie à faire respecter ses lois en matière de censure et de surveillance, comme nous le verrons ci-dessous.

Schéma 2
La fragmentation du cyberespace ukrainien de 2014 à 2018

Source: Douzet, F., Pétiniaud, L., Salamatian, L., Limonier, K., Alchus, T. & Salamatian, K. (2020). Measuring the Fragmentation of the Internet : The Case of the Border Gateway Protocol (BGP) During the Ukrainian Crisis. Cycon 2020.

Cette cartographie du réseau s’organise autour des AS russes et ukrainiens et de leurs liens les uns avec les autres. Comme nous l’avons évoqué en détaillant les réseaux russes et ukrainiens nous pouvons constater leur nombre important. Il laisse clairement voir que le réseau Ukrainien se constituait comme un seul bloc, relié à la Russie mais dont les AS nationaux reste connecté les uns les autres. En comparant les cartographies des différentes années, il apparaît clairement que la Crimée a été détachée du réseau ukrainien et s’est rapprochée du Runet sans toutefois pleinement l’intégrer.

En Crimée, le monde numérique se fait le reflet de la réalité sur le terrain. La Crimée devient de fait un territoire Russe, aussi bien en termes juridiques pour la Russie mais aussi en termes d’univers informationnels.

La région du Donbass

La Crimée n’est cependant pas le seul enjeu du premier conflit de 2014. Dans l’Est de l’Ukraine, l’invasion de la péninsule va de pair avec la création de deux républiques autoproclamées, aussi appelées républiques séparatistes. Entre l’Ukraine et les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk se met en place une guerre d’attrition de basse intensité qui voit se confirmer une ligne de front fixe en 2015.

Les différents acteurs séparatistes choisissent des FAI russes pour éviter un contrôle de la connexion par l’État ukrainien, la surveillance ou des sanctions[11]Pétiniaud, L and Salamatian, L (2020.Octobre.21) « Le rôle de la topologie d’Internet dans les territoires en conflit en Ukraine, une approche géopolitique du routage des données», disponible … Continue reading. Ce choix entraîne alors un rapprochement du réseau du Donbass vers celui de Moscou.

Dans un premier temps, alors que l’idée de reconquête s’éloigne, Kiev se désengage des territoires séparatistes, coupe les communications avec les territoires séparatistes pour éviter les fuites de données et les ingérences russes sur son propre réseau, laissant aux séparatistes la charge des institutions locales et des infrastructures qui sont dans un piteux état. Mais en 2022, selon Louis Pétiniaud, spécialiste des couches basses et intermédiaires du cyberespace dans les conflits territoriaux en Ukraine et Géorgie, la reprise de combats de haute intensité marque un changement de stratégie pour les autorités ukrainiennes. Les services d’État ukrainiens pour les communications spéciales et la protection de l’information (State Service of Special Communications and Information Protection – la SSSCIP) considèrent que la guerre pour l’information est un des aspects les plus essentiels dans le conflit en cours, y compris dans les zones occupées connectées à son réseau, pour protéger et contrôler les données transitant sur les territoires[12]Rubrice, L. (2022.Août.01), En Ukraine, les Russes tentent aussi d’annexer le cyberespace. Le Monde, disponible à : … Continue reading.

La diversité des groupes politiques, militaires et criminels dans les régions séparatistes, couplée aux affrontements militaires, a rendu complexe l’analyse du territoire. Toutefois, malgré un non-engagement officiel avant 2022, nous pouvons constater que comme en Crimée le réseau du Donbass commence à s’éloigner de l’Ukraine et se rapproche de la Russie (voir le schéma 2). Reste à savoir si comme la Crimée la Russie finira par intégrer les réseaux des républiques séparatistes à son propre réseau.

La ville de Kherson

Le début d’une guerre ouverte entre les deux Etats crée également de nouvelles zones de conflit qui aboutissent à de nouvelles occupations du territoire. Aujourd’hui, une grande partie du sud de l’Ukraine est occupée et beaucoup de territoires sont soumis à des tentatives politiques de russification du réseau. Kherson et d’autres villes comme Marioupol, Melitopol et Zaporijia laissent voir cette stratégie. Il est intéressant de se pencher sur le cas particulier de la ville de Kherson, capitale de l’Oblast du même nom où vivent 1 million de personnes.

Dès l’arrivée des troupes russes le 3 mars 2022, les infrastructures sont occupées par les troupes et les équipements des opérateurs ukrainiens sont saisis[13]Burgess, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.co.uk/article/ukraine-russia-internet-takeover  [Accédé le 03 Août 2022] comme cela est arrivé en Crimée. Cependant, le contexte de la guerre entraîne l’adoption de méthodes autrement plus directes. Là où la Crimée avait été rattachée via des politiques de long terme, une coupure d’Internet est observée par Netblock[14]Netblocks (2022.Février.24), Internet disruptions registered as Russia moves in on Ukraine. Netblocks, disponible à : … Continue reading dès le 30 avril 2022. Lorsque la connectivité est rétablie, Kherson Telecom est remplacé par Miranda-Media[15]Nocett, J. Fagot, V and Piquard, A. (2022.Avril.28), la guerre en Ukraine renforce la fragmentation du web. Le Monde, disponible à : … Continue reading.

Après cette première offensive numérique, une lutte pour le contrôle du réseau commence. Quelques jours après la reconnexion par Miranda-Media, Kherson Telecom reprend le contrôle temporairement. Les Russes réagissent alors et contraignent par la menace Statuts (un opérateur de télécoms de la région de Kherson) à rediriger le réseau originel via la Russie[16]Rubrice, L. (2022.Août.01), En Ukraine, les Russes tentent aussi d’annexer le cyberespace. Le Monde, disponible à : … Continue reading. Cette lutte pour le réseau aboutit à un contrôle par la Russie qui lui a permis de mettre en place les mêmes outils de censure et de surveillance que sur son propre territoire.

En parallèle, les Russes mettent en place la distribution de cartes SIM pour pallier la faiblesse de la connexion Internet[17]Reporters sans frontières, (2022.Juin.06), La colonisation de l’Ukraine commence par son réseau, disponible à : https://rsf.org/fr/la-colonisation-de-l-ukraine-commence-par-son-r%C3%A9seau … Continue reading. Ces cartes SIM vierges, totalement blanches et sans marque sont délivrées aux seuls possesseurs d’un passeport russe distribué par les forces occupantes.

Le 28 septembre 2022, les villes et régions de Kherson, Zaporijjia ainsi que les républiques séparatistes de Louhansk et Donetsk,  commencent un processus officiel de rattachement à la fédération de Russie par un référendum critiqué par la communauté internationale, puis un examen par la Douma (parlement russe) d’un texte de lois ratifiant leurs rattachements. D’un point de vue numérique, ces annexions permettent légalement à la Russie d’appliquer ses politiques numériques. Notamment en matière de contrôle de l’information comme nous le verrons dans la prochaine partie.

Si la Crimée est aujourd’hui l’exemple le plus abouti d’une politique d’appropriation du réseau par la fédération de Russie, c’est bien Kherson et d’autres villes qui témoignent le plus directement d’une volonté de rattachement des réseaux numériques. De plus, le contexte de guerre semble entraîner la mise en œuvre de moyens plus directs et brutaux.

Les multiples impacts de la Russification du réseau

La destruction du réseau, première des conséquences de la guerre

Les conséquences du conflit sur les réseaux numériques sont aussi nombreuses et diverses que les territoires qu’ils concernent et souvent invisibles, mais l’impact le plus évident reste leur destruction. Avec la reprise des combats en 2022, les bombardements et les destructions s’accentuent. Le SSSCIP avance le chiffre de 15% des infrastructures télécoms détruites ou endommagées dans le pays[18]Starlano, A and Graphics Reinhard, S (2022.Août.9) How Russia Took Over Ukraine’s Internet in Occupied Territories New York Times, disponible à : … Continue reading. Les combats entraînant les destructions d’infrastructures liées au numérique ou à l’électricité empêchent directement ou indirectement les populations d’avoir accès à Internet. Dans le Donbass par exemple, la destruction des infrastructures a entraîné la disparition des chaînes ukrainiennes depuis 2017.

Stanislav Prybytko, chargé du développement haut débit mobile au sein du ministère ukrainien pour la transformation numérique, va plus loin et accuse directement la Russie : « Il y a un objectif de restriction de l’accès à Internet des populations et une volonté de les empêcher de communiquer avec leurs familles et avec les autres villes, pour les maintenir éloignées d’informations véridiques »[19]Starlano, A and Graphics Reinhard, S (2022.Août.9) How Russia Took Over Ukraine’s Internet in Occupied Territories New York Times, disponible à : … Continue reading. Il y aurait donc une volonté d’empêcher les populations des territoires occupés d’accéder à certaines informations par tous les moyens, et les destructions seraient des choix délibérés plus que les conséquences des combats. S’il convient de rester prudent avec ce type d’analyse, on peut considérer que certains événements comme la frappe de Missile sur la tour TV de Kiev contribuent à accréditer la thèse de Stas Prybytko.

Dans tous les cas, les destructions ont des conséquences directes sur les populations civiles. Elles limitent ou empêchent l’accès à Internet, ce qui nuit à l’accès à l’information. Plus encore le besoin d’accès à l’information ou aux moyens de communication peuvent pousser les populations à utiliser des moyens détournés qui à terme accroitront leurs vulnérabilités face à d’autres types de cyberattaques, voir qui les obligeront à des déplacements récurrents vers des point de connexion, ce qui représente en soi un danger dans le cadre d’une zone de guerre.

Dans un domaine différent, les destructions peuvent également affecter le secteur économique. De nombreux secteurs comme les activités financières (trading, activités bancaires), mais aussi les secteurs liés aux loisirs (vidéo, jeux, etc…) ont besoin d’une connectivité rapide. Or réduire cette connectivité revient à réduire leurs activités et leurs revenus et donc toucher les populations liées à ces activités (consommateurs ou employés).

L’expansion de la politique de censure russe aux territoires occupés

Comme dans les territoires précédemment cités, l’accès à l’information est la première victime. La Russie peut en effet empêcher de consulter les sites internet diffusant des contenus jugés indésirables par les autorités. Reporters Sans Frontières (RSF) a ainsi dénoncé la censure mise en place par la Russie dans plusieurs de ses rapports[20]Reporters sans frontière (2022.Janvier.27), « Prise de contrôle ? » Edition actualisée du rapport de RSF sur la censure sur Internet en Russie) disponible à : … Continue reading.

Tout un arsenal législatif est en effet mis en place en Russie depuis de nombreuses années pour favoriser la mise en place d’une censure implacable. Pour ne citer qu’un exemple, l’article 280 du code criminel national de Russie adopté en 2013 a instauré la criminalisation des appels publics ou en ligne qui violent le principe d’intégrité territoriale de la fédération de Russie. Selon Human Rights Watch, les autorités ont largement utilisé cet article pour faire taire et intimider les sources qui critiquent les actions russes en Crimée, officiellement territoire russe aux yeux de la fédération de Russie[21]Human Rights Watch (2017.Juillet.18) Online and On All Fronts Russia’s Assault on Freedom of Expression, disponible à : … Continue reading.

Dans le cadre du conflit, les deux belligérants ont largement usé de la censure pour faire supprimer des contenus jugés hostiles. La Russie et les républiques séparatistes semblent calquer leurs agendas de censure sur celui de Moscou et ont par exemple annoncé le blocage des services de Google le 22 juillet 2022. Google est accusé par les autorités des deux territoires séparatistes de faire « la promotion du terrorisme et de la violence contre tous les russes, en particulier la population du Donbass ». Yandex devenant de fait le principal moteur de recherche, ce qui a pour effet de réduire les possibilités de recherche d’information et d’asseoir toujours plus le contrôle de l’État sur les informations accessibles. Cela rend aussi possible la collecte de données personnelles des populations par la Russie. Frapper d’interdiction des services occidentaux comme Facebook, Instagram ou Google permet de limiter l’émergence de mouvements contestataires en Russie. Mais imposer Yandex comme seule alternative de Google en Russie et dans les territoires occupés réduit les possibilités de recherche d’information et assoit encore un peu plus son contrôle du gouvernement sur les contenus accessibles.

Cette censure numérique nuit à la liberté de l’information, concernant la Russie elle prend place dans une plus large politique de censure et de musellement de la presse qui aboutit selon Reporters Sans Frontières à des cas aussi grave que l’emprisonnement à vie, voir la mort[22]Reporters sans frontières, (2022.Août.22),Dans les zones ukrainiennes occupées, “les Russes nous laissent le choix : la collaboration, la prison ou la mort” , disponible à : … Continue reading.

Une surveillance appuyée permise par la loi et le contrôle des infrastructures

Le contrôle des infrastructures et les lois adoptées permettent dès lors à la fédération l’usage d’outils de censure et de contrôle de l’information. La « loi Iarovaïa » votée en 2016 oblige les fournisseurs de télécommunications à conserver les appels vocaux, les données, images et messages pendant 6 mois ainsi que les métadonnées qui leurs sont liées (heure, emplacement, expéditeur et destinataires). De plus, il devient obligatoire de permettre au Service Fédéral de Sécurité (FSB) d’accéder à leurs communications chiffrées et de les lire. Toutes ces lois instaurent des possibilités d’espionnage légales et par conséquent difficiles à contester ou remettre en cause au sein du pays.

Les populations auront à subir ces politiques sans être forcément au courant de leur existence, certaines étant antérieures à l’annexion de la Crimée et le public n’étant pas toujours informé sur leur existence de manière générale. En plus de cela, Miranda-Media, partenaire du FSB, est au cœur du réseau en Crimée ; les informations et communications passeront par ses infrastructures ouvertes aux manœuvres d’espionnage des autorités. Grâce aux FAI, la Russie peut collecter des données qui servent ensuite à juger et réprimer des contestataires via un cadre légal. A l’exemple des condamnations de certains militants russes pour diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe qui peuvent aller jusqu’à 15 ans de prison ferme[23]Amnesty International, (2022.Avril.22), Russie. Un opposant bien connu encourt jusqu’à 15 ans de prison pour avoir partagé des informations sur la guerre en Ukraine, disponible à : … Continue reading.

Ici les infrastructures numériques servent de support à des opérations de police qui servent un appareil répressif.

Semblable à la censure, la surveillance des réseaux s’intègre dans une logique bien plus vaste de contrôle et de surveillance des populations. Dans une interview pour Le Monde, Julien Nocetti explique que : « Sur le fond, la Russie se rapproche aussi d’une autre facette du modèle numérique chinois : les outils de surveillance de masse. Il y a un décalage flagrant entre le Moscou de 2012 et celui de 2022, truffé de caméras dans l’espace public[24]Nocett, J. Fagot, V and Piquard, A. (2022.Avril.28), la guerre en Ukraine renforce la fragmentation du web. Le Monde, disponible à : … Continue reading ».

Une implantation russe dans l’intégralité du réseau : témoignage d’une volonté de contrôle

La mise en place de la censure et de la surveillance est permise par le remplacement ou la prise de possessions de certaines infrastructures et d’organismes propres au numérique.

Le premier remplacement et sans doute le plus important est celui des FAI. L’installation d’un FAI russe permet le raccordement ou le reroutage du réseau ukrainien. Dans le cadre du conflit, Miranda-Media se démarque des 10 000 autres FAI présents en Russie déjà évoqués. Miranda-Media est créé peu après le début de l’annexion de la Crimée et s’occupe directement des chantiers d’ampleur qui la concerne. Pareillement à Kherson et Marioupol, Miranda-Media semble occuper la place centrale de la stratégie russe[25]Rubrice, L. (2022.Août.01), En Ukraine, les Russes tentent aussi d’annexer le cyberespace. Le Monde, disponible à : … Continue reading. Ceci s’explique par ses liens forts avec le gouvernement, le site Internet de la compagnie met par exemple en avant des partenaires comme le FSB et le ministère russe de la Défense. Après la censure ou la suppression des médias jugés hostiles, Yevgeny Viktorovich Prigozhin, un oligarque connu principalement pour avoir fondé l’Internet Research Agency, un organisme de diffusion de propagande pro-russe sur internet, et pour avoir un pied dans la formation des mercenaires de Wagner, lance des chaînes de télévision pro-russes. À Kherson comme à Zaporozhnya, de nouvelles chaînes pro-russes se créent sur d’anciennes chaînes de télévision interdites. À Kherson, Tavriya émerge sur les ruines de Supilnogo et diffuse chaque jour des nouvelles sur le conflit.

Comme nous l’avons déjà évoqué à Kherson, les autorités Russes distribuent des cartes SIM. Elles sont distribuées sous condition de possession d’un passeport délivré par les autorités russes. Le remplacement des cartes d’opérateurs ukrainiens est un marqueur de la présence Russe. Elles sont aussi un marqueur d’identité Russe de par l’indicateur téléphonique de la fédération de Russie en +7 et leurs opérateurs[26]Reporters sans frontières, (2022.Juin.06), La colonisation de l’Ukraine commence par son réseau, disponible à : https://rsf.org/fr/la-colonisation-de-l-ukraine-commence-par-son-r%C3%A9seau  … Continue reading. Toutes ces actions montrent une volonté d’intégration du réseau numérique de Kherson au Runet.

La quantité et la diversité des acteurs russes qui se positionnent sur des secteurs relatifs au numérique en Ukraine témoigne de l’importance que peut avoir cette politique numérique. De plus, tous ces acteurs semblent liés plus ou moins directement au gouvernement russe quand il ne s’agit pas directement d’acteurs gouvernementaux. L’importance de cette implantation est l’expression d’une volonté d’intégration des territoires occupés dont l’aboutissement est l’annexion de ces territoires par la Russie; des annexions validées par des référendums et par un processus institutionnel. Une intégration pourrait signifier un ancrage des pratiques de censure et de surveillance que nous avons déjà évoquées dans le quotidien des habitants comme cela peut être le cas en Crimée.

Des menaces globales pour la stabilité dans le cyberespace

En ayant une vision sur le long terme, il est légitime de s’inquiéter des conséquences que pourrait avoir ce conflit sur la stabilité du cyberespace. Pour Vincent Berthier, responsable du bureau technologies de RSF, la censure mise en place par la fédération grâce aux outils déjà évoqués est telle qu’elle impose aux territoires occupés « une réalité alternative dans laquelle le Kremlin plonge déjà les citoyens de son propre pays[27]Reporters sans frontières, (2022.Juin.06), La colonisation de l’Ukraine commence par son réseau, disponible à : https://rsf.org/fr/la-colonisation-de-l-ukraine-commence-par-son-r%C3%A9seau … Continue reading ». Dans l’Union Européenne, l’exclusion de RT et d’autres chaînes russes témoigne de cette scission des univers informationnels en deux camps. Cet état de fait risque d’accroître les tensions et empêche toute une partie des populations d’avoir accès à l’information.

Dans un second temps, l’accentuation des différences entre les outils utilisés par les internautes et les consommateurs est déjà en cours. En Ukraine les deux belligérants bannissent l’un et l’autre plateformes, sites et logiciels. Par exemple en mai 2017, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, met en place le blocage de plateformes russes, comme le service de courriels Mail.ru, le réseau social Vkontakte fort de 16 millions d’inscrits ou le moteur de recherche Yandex.ru, 4éme site le plus utilisé d’Ukraine. Ces mesures modifient les habitudes numériques de millions de citoyens ukrainiens. Plus problématiques, les différentes interdictions rendent difficiles la communication entre certains territoires, affectent les relations entre groupes sociaux (amis, familles, etc…) et éloignent de manière générale les communautés des deux pays en conflit.

Enfin, le conflit et les sanctions adoptés par les belligérants et leurs soutiens touchent également les politiques de coopération, en matière de cybersécurité par exemple, mais surtout en matière de développement technologique. Dès le passage de la frontière par les troupes russes, des séries de sanctions sont adoptées notamment en matière de technologie. C’est le cas, par exemple, sur les puces électroniques essentielles au fonctionnement des ordinateurs, et des super-ordinateurs revendiqués par Yandex qui fonctionnent grâce à des composants américains AMD et Nvidia. On peut également citer Nokia et Ericsson, qui ont immédiatement stoppé leurs ventes. Face à ces événements, la Russie pourrait avoir plusieurs solutions, notamment une loi déjà existante qui permet au gouvernement russe « d’utiliser toute propriété intellectuelle sans le consentement du titulaire du brevet en cas d’urgence liée à la défense et la sécurité de l’État ».

Le risque de mise en place d’un Splinternet, un Internet fracturé en plusieurs espaces étanches les uns aux autres, dont certaines portions répondraient aux normes de sécurité parfois autoritaires, est réel. Cette division d’Internet est un vrai risque pour la stabilité d’Internet de par la fin de coopération et de la compatibilité d’outils informatiques. La fin de la coopération en matière de sécurité pourrait également nuire à la poursuite de cybercriminels et créer toujours plus de tensions dans le cyberespace.

Conclusion

En Ukraine, le réseau est bien plus qu’une infrastructure technologique. Il incarne des mécanismes de transferts de souverainetés conflictuels. En intégrant numériquement des zones occupées militairement et géographiquement proches, il participe avec d’autres aménagements à la conquête de territoires, puis à leurs intégrations par la fédération de Russie[28]Il est important de noter que le droit de l’occupation s’applique aux territoires occupés.« Le droit de l’occupation – en tant que branche du droit international … Continue reading.

Ces territoires sont multiples, des plus anciens et aboutis comme la Crimée aux territoires du Donbass en passant par les nouveaux cas qui se multiplient dans le cadre du conflit dont Kherson, Marioupol, Melitopol et Zaporijjia. Selon Doug Madory, Directeur de l’analyse Internet chez Kentik, « il ne s’agit pas d’un phénomène ponctuel. Tous les deux jours, un nouveau fournisseur passe sous pavillon russe[29]Burgess, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.co.uk/article/ukraine-russia-internet-takeover [Accédé le 03 Août 2022] ».

Et l’on voit sur ces territoires la mise en place d’une censure assumée, complétée par une surveillance à travers le réseau qui s’ajoutent à une situation déjà difficile de par le conflit (destructions des infrastructures, faibles connectivités).

Cette stratégie d’accaparement du réseau par la Russie illustre un nouveau rapport entre les États et les infrastructures numériques. Certains États ont tout intérêt à contrôler leurs réseaux et de fait les données qui transitent sur celui-ci et les accès des populations, comme le font régulièrement la République Islamique d’Iran qui déconnecte son réseau de l’Internet mondial lorsque les protestations prennent de l’ampleur, ou la Chine qui de par l’organisation même de son réseau a mis en place une machine à censure et à contrôle sans précédent.

La sécurisation des infrastructures et la garantie de leur maintien est nécessaire pour assurer un cyberespace stable et sécurisé pour tous. D’après Victor Zohra Directeur Adjoint de la SSSCIP, il est également possible de se demander si les actes menés sur le réseau en Ukraine par la fédération de Russie (par conséquent les politiques d’autre États menant des politiques semblables) sont une « violation flagrante des droits de l’Homme. Puisque tout le trafic sera contrôlé par les services spéciaux russes, il sera donc surveillé, et les envahisseurs russes limiteront également l’accès aux sources d’informations qui partagent des informations véridiques[30]Burgess, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.co.uk/article/ukraine-russia-internet-takeover [Accédé le 03 Août 2022] ».

Auteurs

Geoffroy Millochau, stagiaire au CyberPeace Institute et étudiant au sein du master de l’Institut Français de Géopolitique.

Emma Raffray, analyste senior au CyberPeace Institute.

La CyberPeace Institute tient à remercier les spécialistes indépendants en la matière qui ont pris le temps d’examiner cet article. 

Lecture complémentaire recommandée

DOUZET Frédérick, « La géopolitique pour comprendre le cyberespace », Hérodote, 2014/1-2 (n° 152-153), p. 3-21. DOI : 10.3917/her.152.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-herodote-2014-1-page-3.htm  

LIMONIER Kévin, « Des cyberespaces souverains ? Le cas de la Russie », dans : Stéphane Taillat éd., La Cyberdéfense. Politique de l’espace numérique. Paris, Armand Colin,  « Collection U », 2018, p. 123-129. DOI : 10.3917/arco.danet.2018.01.0123. URL : https://www.cairn.info/–9782200621292-page-123.htm 

SALAMATIAN Loqman, DOUZET Frédérick, SALAMATIAN Kavé, LIMONIER Kévin, The geopolitics behind the routes data travel: a case study of Iran, Journal of Cybersecurity, Volume 7, Issue 1, 2021, tyab018, https://doi.org/10.1093/cybsec/tyab018

Reporters Sans Frontières, (2022.Juin.06), La colonisation de l’Ukraine commence par son réseau, Disponible à : https://rsf.org/fr/la-colonisation-de-l-ukraine-commence-par-son-r%C3%A9seau

Annexe – Définitions

  • Dorsale Transit-Europe-Asie (TEA): La dorsale TEA est un câble numérique terrestre entre l’Europe et l’Asie traversant le territoire de la Russie et ayant des ramifications sur les territoires centre asiatique.
  • Fournisseurs d’accès Internet (FAI): Les FAI sont des organismes, souvent des entreprises, offrant une connexion au réseau informatique mondial via des câbles (xDSL, Docsis, FTTx), des radios ou par satellite.
  • Oblast: Les Oblasts sont des échelles administratives comparables aux régions. Les Oblasts existent en Russie, au Kirghizistan et en Ukraine qui est sous-divisée en 24 Oblasts.
  • Opérateurs: Des organismes, souvent des entreprises, offrant des services de téléphonie mobile via la fourniture de carte SIM et l’accès à un réseau cellulaire.
  • Points d’échanges Internet: Un point d’échange Internet (Internet exchange point, IXP) est une infrastructure physique où s’interconnectent par câbles des systèmes autonomes, souvent des fournisseurs d’accès Internet (FAI) ou des réseaux de diffusion de contenu.
  • Réseau: Géographiquement, un réseau se définit comme un ensemble de lignes, d’axes ou de relations aux connexions plus ou moins complexes. Concernant l’Internet, cela se traduit par des séries de nœuds interconnectés via des chemins de communications et qui peuvent eux même s’interconnecter avec d’autres réseaux.
  • Splinternet: Un néologisme combinant « splinter » (« éclat, fragment » en anglais) et « Internet ». Il décrit un Internet fracturé en plusieurs espaces étanches les uns aux autres en raison de divers facteurs (technologiques, commerciaux, politiques).
  • Systèmes Autonomes (AS) : Internet est un réseau composé de réseaux. Les réseaux qui composent Internet sont appelés Systèmes autonomes. Les AS sont un grand réseau ou groupe de réseaux qui possèdent une politique de routage cohérente. Chaque appareil qui se connecte à Internet est relié à un AS. Ils établissent des liens entre eux selon des accords et des partenariats. Ce sont ces accords qui créent des chemins de voyage pour les données sur l’ensemble du réseau. Via le protocole Border Gateway Protocol (BGP), les routeurs communiquent et permettent d’automatiser l’annonce des chemins possible pour les données.

References

References
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2Bertran, Marie-Gabrielle. (2017). Le « Runet » : enjeux et représentations
3Nocetti, J. Fagot, V and Piquard, A. (2022.April.28), la guerre en Ukraine renforce la fragmentation du web. Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/04/28/la-guerre-en-ukraine-renforce-la-fragmentation-du-web_6124000_3234.html [Accédé le 02 Août 2022]
4Le centre GEODE – Géopolitique de la Datasphère (geode.science
5Limonier, K. (2017.Août), Internet russe, l’exception qui vient de loin. Le Monde diplomatique, disponible à : https://www.monde-diplomatique.fr/2017/08/LIMONIER/57798 [Accédé le 03 Août 2022]
6Mavris, G. (2022.Juillet.05), Un plan Marshall numérique pour l’Ukraine. SwissInfo, disponible à : https://www.swissinfo.ch/fre/un-plan-marshall-num%C3%A9rique-pour-l-ukraine/47728348 [Accédé le 03 Août 2022]
7, 8Douzet, F., Pétiniaud, L., Salamatian, L., Limonier, K., Alchus, T. & Salamatian, K. (2020). Measuring the Fragmentation of the Internet : The Case of the Border Gateway Protocol (BGP) During the Ukrainian Crisis. Cycon 2020.
9Pinaud,O. (2022.Mars.14), Guerre en Ukraine : les télécoms, des infrastructures capitales pour la résistance du pays. Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/14/guerre-en-ukraine-les-telecoms-des-infrastructures-capitales-pour-la-resistance-du-pays_6117432_3234.html [Accédé le 03 Août 2022]
10Burges, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.com/story/ukraine-russia-internet-takeover/ [Accédé le 03 Août 2022]
11Pétiniaud, L and Salamatian, L (2020.Octobre.21) « Le rôle de la topologie d’Internet dans les territoires en conflit en Ukraine, une approche géopolitique du routage des données», disponible à : https://doi.org/10.4000/espacepolitique.8031  [Accédé le 26 Août 2022]
12Rubrice, L. (2022.Août.01), En Ukraine, les Russes tentent aussi d’annexer le cyberespace. Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/08/01/en-ukraine-les-russes-tentent-aussi-d-annexer-le-cyberespace_6136853_4408996.html [Accédé le 03 Août 2022]
13Burgess, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.co.uk/article/ukraine-russia-internet-takeover  [Accédé le 03 Août 2022]
14Netblocks (2022.Février.24), Internet disruptions registered as Russia moves in on Ukraine. Netblocks, disponible à : https://netblocks.org/reports/internet-disruptions-registered-as-russia-moves-in-on-ukraine-W80p4k8K [Accédé le 02 Août 2022]
15, 24Nocett, J. Fagot, V and Piquard, A. (2022.Avril.28), la guerre en Ukraine renforce la fragmentation du web. Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/04/28/la-guerre-en-ukraine-renforce-la-fragmentation-du-web_6124000_3234.html  [Accédé le 02 Août 2022]
16Rubrice, L. (2022.Août.01), En Ukraine, les Russes tentent aussi d’annexer le cyberespace. Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/08/01/en-ukraine-les-russes-tentent-aussi-d-annexer-le-cyberespace_6136853_4408996.html [Accédé le 26 Août 2022]
17, 27Reporters sans frontières, (2022.Juin.06), La colonisation de l’Ukraine commence par son réseau, disponible à : https://rsf.org/fr/la-colonisation-de-l-ukraine-commence-par-son-r%C3%A9seau [Accédé le 26 Août 2022]
18, 19Starlano, A and Graphics Reinhard, S (2022.Août.9) How Russia Took Over Ukraine’s Internet in Occupied Territories New York Times, disponible à : https://www.nytimes.com/interactive/2022/08/09/technology/ukraine-internet-russia-censorship.html [Accédé le 26 Août 2022]
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Reporters sans frontière (2022.Janvier.27), « Prise de contrôle ? » Edition actualisée du rapport de RSF sur la censure sur Internet en Russie) disponible à : https://rsf.org/fr/prise-de-contr%C3%B4le-edition-actualis%C3%A9e-du-rapport-de-rsf-sur-la-censure-sur-internet-en-russie [Accédé le 02 Août 2022]

Reporters sans frontières, (2022.Août.22),Dans les zones ukrainiennes occupées, “les Russes nous laissent le choix : la collaboration, la prison ou la mort” , disponible à : https://rsf.org/fr/dans-les-zones-ukrainiennes-occup%C3%A9es-les-russes-nous-laissent-le-choix-la-collaboration-la-prison [Accédé le 08 Août 2022]

Reporters Sans Frontière (2022.Mars.01), Guerre en Ukraine : le régulateur russe des médias censure les journalistes, sommés de suivre la ligne du Kremlin. disponible à : https://rsf.org/fr/guerre-en-ukraine-le-r%C3%A9gulateur-russe-des-m%C3%A9dias-censure-les-journalistes-somm%C3%A9s-de-suivre-la-ligne [Accédé le 31 Août 2022]

21Human Rights Watch (2017.Juillet.18) Online and On All Fronts Russia’s Assault on Freedom of Expression, disponible à : https://www.hrw.org/report/2017/07/18/online-and-all-fronts/russias-assault-freedom-expression [Accédé le 26 Août 2022]
22Reporters sans frontières, (2022.Août.22),Dans les zones ukrainiennes occupées, “les Russes nous laissent le choix : la collaboration, la prison ou la mort” , disponible à : https://rsf.org/fr/dans-les-zones-ukrainiennes-occup%C3%A9es-les-russes-nous-laissent-le-choix-la-collaboration-la-prison  [Accédé le 31 Août 2022]
23Amnesty International, (2022.Avril.22), Russie. Un opposant bien connu encourt jusqu’à 15 ans de prison pour avoir partagé des informations sur la guerre en Ukraine, disponible à : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/04/russia-prominent-opposition-activist-faces-up-to-15-years-in-prison-for-sharing-information-about-the-war-in-ukraine/  [Accédé le 26 Août 2022]
25Rubrice, L. (2022.Août.01), En Ukraine, les Russes tentent aussi d’annexer le cyberespace. Le Monde, disponible à : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/08/01/en-ukraine-les-russes-tentent-aussi-d-annexer-le-cyberespace_6136853_4408996.html [Accédé le 02 Août 2022]
26Reporters sans frontières, (2022.Juin.06), La colonisation de l’Ukraine commence par son réseau, disponible à : https://rsf.org/fr/la-colonisation-de-l-ukraine-commence-par-son-r%C3%A9seau  [Accédé le 26 Août 2022]
28

Il est important de noter que le droit de l’occupation s’applique aux territoires occupés.

« Le droit de l’occupation – en tant que branche du droit international humanitaire (DIH) – régit l’occupation partielle ou totale d’un territoire par une armée ennemie. Les dispositions relatives à l’occupation figurent dans le Règlement de La Haye de 1907, la IVe Convention de Genève de 1949 et le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, de 1977.

Au regard du droit de l’occupation, la puissance occupante n’acquiert pas la souveraineté du territoire occupé et doit en respecter, dans la mesure du possible, les lois en vigueur et les institutions existantes. Il est supposé que l’occupation sera temporaire et que la puissance occupante maintiendra le statu quo ante sur le territoire occupé. »

Voir CICR https://www.icrc.org/fr/document/occupation

29, 30Burgess, M. (2022.Juin.15), Russia Is Taking Over Ukraine’s Internet. Wired, disponible à : https://www.wired.co.uk/article/ukraine-russia-internet-takeover [Accédé le 03 Août 2022]